Depuis une dizaine d’années, l’Union européenne peine à formuler un projet collectif envers son voisinage et, notamment, à faire entendre sa voix en Méditerranée. L’affirmation du « Partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée » en réponse au surgissement démocratique arabe n’a pas réussi à emporter l’appropriation des opinions publiques, ni à conforter les transitions au Sud.
Illustration de cette impuissance, tandis qu’aucun pays du sud ne demandait à l’Europe une initiative de portée régionale, aucun chef d’Etat ou de Gouvernement européen n’a plus parlé de la Méditerranée comme d’un enjeu régional pour l’Union depuis 2011. En effet, pendant la même période, sous l’effet conjugué d’une mondialisation triomphante et de la montée des populismes, l’organisation des relations internationales a profondément dérivé vers un nouvel ordre marqué par :
- Le repli général des opinions sur l’Etat-nation, perçu comme la cellule identitaire protectrice ;
- L’abandon en Europe de la « méthode communautaire » au profit de décisions intergouvernementales face à la crise de la zone euro ;
- L’instauration de logiques d’ordre et la montée en force des démocraties autoritaires (ou illibérales) marquées par le gouvernement personnel, tant en Europe centrale que dans le monde musulman ;
- L’émergence d’Etats-puissances aspirant à un rôle hégémonique régional, au Moyen-Orient en particulier.
Une Europe paralysée par les mouvements populistes et l’anxiété généralisée
Ces évolutions ont pour conséquences l’instabilité et l’accroissement des écarts économiques, ainsi que le sentiment de marginalisation des classes moyennes. Elles favorisent aussi une conflictualité généralisée tant à l’intérieur de nos sociétés, que par-dessus les frontières – à travers le terrorisme et la criminalité -, et entre les Etats par l’enlisement de conflits aux multiples intervenants, comme la Syrie depuis 2012.
Ce mouvement d’anxiété généralisé paralyse les gouvernements des pays européens dans leurs efforts pour faire avancer la construction européenne par des projets collectifs, au point de faire douter de la pérennité de l’œuvre entreprise et du vouloir vivre ensemble en Europe. Pourtant la conflictualité généralisée sur les deux voisinages européens et les incertitudes de la politique étrangère américaine plaident pour que l’Union endosse une responsabilité stabilisatrice dans la partie du monde où ses intérêts économiques, politiques et humains sont directement concernés.
Cependant, retrouver la capacité à définir une politique européenne de voisinage c’est, pour l’Union et les gouvernants de ses Etats membres, passer d’une vision de court terme au long terme et de l’agenda sécuritaire à une offre partenariale. Cela implique également que les partis de gouvernement en Europe s’opposent durablement aux mouvements populistes, combattent l’attirance pour des thèses simplistes et dénoncent le laxisme brutal ambiant qui met en cause l’acquit de soixante-dix ans de construction multilatérale et européenne.
Changer de paradigme en adressant quatre questions
Compte tenu du blocage où elle est parvenue, tant aux yeux de ses électeurs que par l’ambigüité où l’ont plongée les désaccords de ses gouvernants, l’Union ne pourra faire l’économie de résoudre d’abord quatre « questions existentielles ».
La première a trait à la mise à bonne fin de la construction de la zone euro : La difficulté de l’exercice réside dans sa technicité qui rebute les opinions et suscite la défiance. La consolidation financière, la réalisation d’un marché européen des capitaux, la convergence des politiques budgétaires et la création d’une budget de la zone euro (capable de financer des actions nouvelles communes) sont pourtant indispensables pour assurer la solidité et la crédibilité de l‘Union pour ses peuples et envers les pays qu’elle veut inclure dans sa politique étrangère.
La seconde « question existentielle » est celle de la création d’une véritable politique sociale européenne, capable d’assurer la convergence des minima et des standards sociaux et de mettre fin aux distorsions de concurrence entre les pays membres. Au contraire de la précédente, cette question à l’avantage d’être intelligible par les opinions et de pouvoir rassembler l’assentiment du plus grand nombre. Sa solution se heurte cependant à la réticence des corps sociaux intermédiaires – qui devront apprendre que l’Europe c’est l’acceptation de l’altérité – et des gouvernants des pays les moins avancés qui ont fait du dumping social un instrument de politique économique permettant d’exporter leur chômage. La convergence des politiques et minima sociaux est pourtant l’une des demandes les plus fortes des opinions en Europe et un succès tangible dans ce domaine aurait des effets fondamentaux pour la restauration de la confiance dans la construction communautaire.
La troisième question existentielle est celle du rattrapage du « déficit démocratique » attribué à l’Union ; déficit qui est moins une réalité qu’un système de défense mis en avant par les appareils politiques nationaux. Ici encore, la reconnaissance, par nos partis que « l’Europe ce n’est pas la France en plus grand » et que le travail effectué au Parlement européen est non seulement réel, mais authentiquement démocratique serait une grande avancée. Il reste cependant, que les symboles européens définis par le Traité de Lisbonne (Présidence du Conseil, désignation du Président de la Commission, etc…) manquent de signification et devraient être revisités.
« Refaire société » entre les pays membres
Reste enfin l’épineuse question d’une politique extérieure et de défense européenne. Jusqu’à présent, la seule véritable politique étrangère européenne a été celle des élargissements ; cette dynamique s’est cependant érodée avec l’entrée des pays d’Europe centrale en 2005-7 ; celle-ci a été mal assumée en politique intérieure par les pays membres accueillants, tandis que les dix nouveaux entrants ont été plus que réticents à se fondre dans l’acquit démocratique des pays fondateurs. La gestion morcelée de la crise des migrants en 2015-17 en a été une douloureuse illustration.
Le préalable à une politique européenne de voisinage sera donc, bien sûr, de « refaire société » entre les démocraties parlementaires et autoritaires en Europe même ; sans aucun doute, deux clés seront-elles également indispensables au succès de la démarche : celle d’assurer aux peuples d’Europe que la politique de voisinage sera une composante essentielle de leur sécurité, mais aussi celle d’associer les peuples voisins sur un projet politique porteur d’espoir social et d’intégration économique. En d’autres termes, l’ouverture partenariale de l’Union européenne sur son voisinage ne peut être que la résultante d’une réconciliation entre les pays membres sur le vivre ensemble et de progrès tangibles sur le pivot politique extérieure et défense commune.
Est-il besoin d’ajouter, pour conclure, qu’un effort similaire devra être déployé par les pays partenaires du sud et de l’est de la Méditerranée : d’abord affermir leur vouloir vivre ensemble autour d’un projet régional ; ensuite exprimer au partenaire européen un projet collectif avec des demandes convergentes sur les volets économique et social, comme sur les objectifs climatiques et diplomatiques pour la région.
Article publié le 16 novembre 2018 dans Econostrum.